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SYNESTHESIE

B.M. Galeyev, I.L. Vanechkina

SYNESTHESIE - dans presque tous les dictionnaires, encyclopedies et manuels scolaires, le contenu, l'essence du terme se definit comme: "avec la sensation", avec un renvoi vers son sens etymologique (syn-esthesie). Dans le meme temps, il est impossible d'ignorer immediatement le fait que le sens antique grec du mot synesthesie est deja contenu dans le fondement de la racine du mot: "esthetique", de meme que personne ne peut prendre au serieux une interpretation de l'esthetique comme etant la science des sens.

Quoi qu'il en soit, il subiste jusqu'a present le prejuge selon lequel, par exemple, le compositeur Scriabine aurait eu la faculte unique d'avoir "l'oreille en couleurs", ceci etant compris comme une vision reelle des couleurs produite par des accords ou des tonalites. Rien n'est correct dans cette affirmation; il apparaet que cette capacite n'est pas si unique pour pretendre d'en etre "doue", d'autant plus que la notion meme de "l'oreille en couleurs" releve du domaine de la metaphore, et que Scriabine ne voyait bien entendu aucune couleur reelle lors d'une ecoute musicale. Mais la persistance de ce prejuge nous contraint a penser que son fondement ne contient pas uniquement une triviale erreur etymologiquee. Quoi qu'il en soit, le terme "synesthesie" est entre dans l'usage scientifique il y a cent ans et il reste fort populaire aujourd'hui dans le theorie de l'art, bien que jusqu'a present il n'y ait pas d'unite, meme dans les limites de cette notion et de facon corollaire, dans ses definitions. On appelle avant tout "synesthesie" les liaisons intersensorielles en psychiatrie, mais aussi, les resultats de leurs manifestations dans les domaines concrets de l'art:
a) les chemins poetiques et les figures de style, lies aux enjambements;
b) les representations en couleurs et dans l'espace inspirees par la musique;
c) l'interpretation entre les arts et visuels et auditifs.
Ainsi, dans le domaine de la synesthesie litteraire, on rapporte l'expression du type: "le son bleu de la flute" (K.Balmont); celle de la peinture de M.K.Tchiourlenisse et de V.Kandinski; dans la musicale, les oeuvres de Debussy et de N.A.Rimsky- Korsakov, sous-entendant par la l'existence de genres synesthesiques particuliers (musique a programmes, peinture musicale) et meme d'expressions artistiques (musique en lumieres, films synesthetiques).

La maniere d'echapper a une telle deliquescence terminologique ne peut s'operer que par le biais d'une demarche interdisciplinaire (en analysant la synesthesie dans un meme mouvement, en tant qu'element de psychologie, de linguistique, de poetique, de musicologie, d'art, d'esthetique). L'ensemble est bien-entendu plus ou moins evident sur le plan methodologique et purement logique. La situation s'est precisement complexifiee du fait que le "noyau dur" s'est avere etre le sens originel de la nature de ces liens inter- sensoriels. Ainsi, la moindre erreur, en cas de projection a des niveaux superieurs, dans le domaine de l'art (en particulier dans ses aspects synesthetiques) amenerait a des conclusions qui, non seulement s'opposeraient a la science pure, mais egalement a la raison simple.

La theorie de l'art meme, et c'est bien connu, s'est depuis bien longtemps detournee des mecanismes unilateraux, physiologiques, psychanalytiques, et plus encore, des mecanismes mystiques, voire des explications agnostiques de sa nature. Personne ne prendrait aujourd'hui au serieux les tentatives d'explication des lois de la beaute, precisement et uniquement par les calculs des proportions ou encore par des "associations" elementaires des sens (de F Feischner). Personne ne pourra etre d'accord avec les tractations naives de la creation artistique entendue comme "alienation generale" ou encore comme une bienfaisante methode de canalisation de la fameuse "libido".

Non seulement dans la litterature populaire, mais egalement au niveau des dissertations et des articles encyclopediques et academiques, des recherches se poursuivent jusqu'a aujourd'hui pour donner de la synesthesie une explication au travers des lois physiques et de l'anatomie. Comme etant par exemple le fruit de manifestations ataviques ou de derangements psychiatriques, ou le produit d'une inspiration narcotique ou simplement de quelque element esoterique du psychisme - le tout faisant obligatoirement reference aux noms de Rimbaud et Beaudelaire, de Scriabine et Rymski-Korsakov, de Kandinsky et Tchiourlenisse. Ces interpretations en font une anomalie, quoique parfois accompagnee de quelque aspect positif. D'ailleurs, la nature de la synesthesie ne s'est etudiee jusque la qu'en dehors, sous ou en-deca d'un niveau conscient, et non pas dans les limites des normes psychiques de l'individu, de la langue et de l'art.

Peu de personnes pretent attention au fait que notre langue est synesthetique de part en part - et cela dans le sens veritable du "cimetiere des metaphores synesthetiques": voix claire, couleurs criardes, son aigu, timbre mat, ton chaud, musique legere, baryton (c'est-a-dire son lourd) etc.

Precisement l'emploi quotidien du langage synesthetique montre bien que le decryptage etymologique de la notion de la "synesthesie" comme etant : "avec la sensation", ne correspond pas au contenu reel de ce phenomene. La synesthesie, c'est plutot: "avec la representation", "avec le sentiment". Selon sa nature psychologique, c'est une association, concretement une association de sentiments.

L'association la plus simple, bien connue est "l'association de contingence" (le fondement de la metonymie et de la poesie), mais ce qui se trouve etre veritablement chargee de sens pour l'art est "l'association par analogie" (conformement a la nature de la metaphore). L'analogie peut etre celle de la forme, de la structure, de l'echelle des natures auditives et visuelles (par exemple, sur cette base est constuite l'analogie synesthetique "melodie-dessin"). Le rapport peut se faire sur le contenu, sous influence psychologique. Ce type de synesthesie est particulierement inherent a l'art.

Si on reconnaet les intermediaires liant les emotions sociales les plus elevees dans la formation des synesthesies, on peut se rendre compte de la participation des operations cognitives, meme si elles se realisent le plus souvent a un niveau subjectif.

Il convient donc de relier la synesthesie au domaine de la pensee (non verbale, ici sensitive), et de la placer a un meme niveau que la pensee visuelle, musicale.

Ainsi, comme forme specifique de la reciprocite, dans le systeme integre du reflet du sensible, la synesthesie s'avere etre l'expression de l'essence des forces de l'homme. Il ne s'agit donc pas la de n'importe quel phenomene, et bien evidement pas non plus d'une anomalie, mais d'une norme, bien que, si on tient compte d'une possible " dissimulation " de son origine dans chaque cas concret, elle ne soit pas toujours accessible a une analyse scientifique superficielle. De plus, il est possible de caracteriser la synesthesie comme une actualisation concrete et simultanee de la sensation dans un large spectre de sa manifestation: ici nous avons affaire, en premier lieu, a une "sensorialite doublee", et en second lieu, a une manifestation des emotions (sensations) s'exprimant comme intermediaires de ce "doublement" metaphysique.

En cela reside l'explication de ce que l'art fut cette sphere de base de la pratique sociale, ou se cultivait et fonctionnait la synesthesie. Car la prehension de la genese et de la destinee de l'art meme, comme moyen de developpement de la sensitivite humaine universelle dans son entite et son harmonie, s'est confirmee de siecle en siecle (Baumgarten, Kant, Hegel, Feuerbach, etc.).

La valeur artistique du fondement synesthetique est propre a chacune des expressions de l'art. Ainsi, sa structure et le contenu des traits communs repondent a l'evolution des moyens expressifs des arts (par exemple, en regulant leurs actions reciproques "a distance"). Cette determination mutuelle de developpement des capacites synesthesiques et la specificite de chacun des arts determinent precisement le synchronisme du devenir du besoin artistique dans la synesthesie des arts par l'apparition des conditions necessaires a sa realisation (aux XVIIe-XIXe siecle cette synthese s'exprime sur la scene et au XXe siecle a l'ecran).

En consequence, les fonctions de la synesthesie changent de facon significative dans ce nouveau systeme ("a l'interieur" de la manifestation synthetique auditive et visuelle). L'action du fond synthetique forme alors un lien psychologique avec les confrontations banales et convenues, du visible et de l'audible. Dans les productions auditives et visuelles ce lien psychologique peut et doit etre vaincu par l'action esthetique, determinee par une conception concrete et artistique. Precisement le contrepoint auditif et visuel, la polyphonie auditive et visuelle, sont garantis par l'unite imaginee et l'integrite organique des moyens heterogenes lors de leur synthese.


Traduction: Lydia Santoni

Bulat Galeyev est un physicien et artiste. Il dirige l'Institut d'art et de design "Prometeus" de Kazan, Tatarstan, et mene depuis plus de 30 ans des experiences de synthese de lumiere et de musique. Il a aussi realise des films, ecrit une vingtaine de livres et mene une recherche sur Scriabine, originaire de Kazan.


Published in "KorneViSHe OA: Kniga neklassicheskoi estetiki. – M., 1999, p.200-202.

 
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